"LA RUE DE LA LARME SALÉE"
Reportage de Guadalupe Treibel à Eric Domergue pour le livre "1976" de TEA (Taller Escuela Agencia), à 30 ans du coup d'État militaire en Argentine.
 

Le journaliste Eric Domergue parle de la militance de son frère Yves, l’un des citoyens Français disparus pendant la dernière dictature militaire en Argentine (1976-83) et membre du Parti Révolutionnaire des Travailleurs (PRT). Par ailleurs, il explique ce qu’a signifié être parent d’un militant de gauche pendant la dictature et il détaille comment c’était que de vivre dans un pays divisé.

Dans la fluctuation des minutes, la Nation construit son histoire, toujours partagée et variée, selon la perspective et le désir. Aujourd’hui, le souvenir correspond à l’année 1976, une cicatrice dans les livres d’histoire, une larme de sel, des milliers de vies arrachées. Une tristesse portant des ailes.

Eric Domergue ouvre les portes de son appartement quand les pendules du quartier de San Telmo, à Buenos Aires, sonnent midi d’un mardi d’hiver. Il connaît bien cette époque révolue et il s’en souvient, et sa mémoire remonte jusqu’à son frère disparu, Yves, un jeune Français de 22 ans qui étudiait pour devenir ingénieur et qui militait au sein du Parti Révolutionnaire des Travailleurs (PRT), « l’une des forces les plus importantes de la gauche argentine de l’époque ».

Sa famille était arrivée en Argentine en 1959 pour « faire l’Amérique », comme l’on disait alors des immigrants venus de loin s’installer dans le nouveau monde. En arrivant, Jean et Odile, ses parents, avaient trois enfants en bas âge : Yves, lui-même et Brigitte. Quinze ans ont passé, qui ont donné six enfants de plus et entraîné certaines difficultés économiques ; la décision de retourner en France était prise et, en octobre 1974, la famille s’est installée dans la banlieue de Paris. Mais Yves est resté en Argentine ; « il étudiait déjà à la fac et il militait dans une organisation étudiante », explique notre interlocuteur.

Malgré la distance, les frères ont maintenu un contact étroit. De l’Argentine, Eric recevait des lettres avec des informations sur la situation politique nationale, expliquant comment « le gouvernement de la veuve de Peron s’effondrait ». En réalité, Yves postait deux lettres dans la même enveloppe : la seconde (plus générale et moins compromettante du point de vue politique) était celle que devaient lire les parents, très catholiques et humanistes. Il s’agissait tout simplement de leur éviter plus de tracas et d’angoisses car ils étaient inquiets depuis bien longtemps déjà de la militance de leur fils aîné et des risques par lui encourus.

En mars 1976, Eric a décidé de retourner en Argentine pour y étudier et y travailler. À bord du paquebot « Eugenio C », pendant la longue traversée de l’Atlantique, il ne cessait de se poser des questions au sujet de la situation politique qui l’attendait à l’arrivée. Il savait –tous savaient– qu’un Coup d’Etat militaire contre le gouvernement de « Isabelita » était imminent. Yves lui avait bien anticipé que, au moment de débarquer dans le port de Buenos Aires, les militaires pouvaient très bien avoir déjà pris le pouvoir. Ce ne fut pas le cas, mais il manquait très peu de temps pour cela, à peine deux semaines pour le 24 mars.

El le 24 mars est arrivé dans l’indifférence générale. Eric soutient « qu’il n’y a pas eu de réaction populaire parce qu’il n’y avait pas de conditions ni la volonté de défendre ‘Isabelita’. N’oublions pas non plus que la tradition putschiste était fortement enraciné en Argentine depuis les années ‘30 ».

Domergue signale que le Coup d’Etat a été rapidement palpable dans les rues : « il y avait des voitures de police et des camions militaires un peu partout ; l’on sentait que la répression était plus structurée que jamais ». La crainte était imposée jour et nuit. La peur se manifestait lorsque les militaires détenaient un autobus et faisaient descendre tous les passagers pour les perquisitionner ; quand ils révisaient ce que lisaient les gens et n’importe quoi d’ambigu pouvait entraîner l’arrestation ; quand apparaissaient des corps criblés de balles aux yeux de tout le monde. Il se trouve, selon Eric, que « l’Argentine était devenue une grande prison et les forces armées contrôlaient absolument tout ». Même l’opinion publique, vu que « les journaux de l’époque, comme La Opinión et Clarin, publiaient tous les jours des nouvelles d’affrontements armés, mais la plupart n’étaient pas réels. La gauche était très affaiblie et il était évident qu’elle recevait alors une sacrée raclée ».

Eric souligne que son frère était « très impliqué en politique » et, même s’il admet ne pas connaître la plupart des activités qu’il menait dans sa militance au sein du PRT, sa mémoire et certaines recherches postérieures lui permettent de reconstruire une espèce de puzzle sur l’image d’Yves : « Il était instructeur de matières théoriques telles que ‘marxisme’, ‘économie’ ou ‘philosophie’ dans les écoles clandestines de son parti. Tirant profit de ses capacités et de sa persévérance pour les études, il formait des jeunes ».

Eric n’a jamais su où logeait son frère. Yves se chargeait de se maintenir en contact avec lui. « Les mesures de sécurité impliquaient ne pas parler de trop ; surtout après le 19 juillet 1976, quand a été tuée la direction du PRT, les dirigeants Mario Roberto Santucho et Benito Urteaga, entre autres », commente Domergue. Alors, leurs rencontres étaient des hasards programmés. Yves stipulait jour et heure et les communiquait à son jeune frère par téléphone ou lors de visites fugaces à la boulangerie où travaillait Eric. Le lieu des rencontres était toujours le même : la rue Sucre, plein quartier de Belgrano. Domergue l’explique ainsi : « Moi je remontais la rue partant des Barrancas, à l’est, Yves descendait depuis l’Avenue Cabildo, et nous nous retrouvions tout naturellement à un quelconque point du trajet, nous tournions au coin de la rue et marchions côte à côte comme si de rien n’était. »

Parfois, Yves voyageait dans le pays pour des activités de son organisation. Eric ne savait ni où ni pour combien de temps. « La dernière nouvelle que j’ai eue d’Yves c’est une lettre qu’il m’a envoyée de la ville de Rosario ; là il me disait que de nombreux amis étaient tombés ‘malades’ (euphémisme pour signaler qu’ils étaient arrêtés ou tués) et que bientôt il retournerait à Buenos Aires ». Mais il n’est jamais revenu. Fin septembre, à Rosario, lui aussi est ‘tombé malade’, ainsi que sa copine elle aussi militante. « Ils marchaient près de la caserne militaire ‘Batallón 121 de Comunicaciones’, on leur a tiré dessus et on les a introduits dans l’enceinte fortifiée», explique Eric.

Les deux mois suivants, avant de repartir vers Paris et s’auto exiler, Eric a voulu vaincre la réalité parcourant la rue Sucre. Il a marché à la recherche d’une rencontre improbable, comme si ses pas pouvaient rescaper son frère absent. « C’était pour me souvenir de lui plus qu’avec l’espoir de le revoir un jour », accepte-t’il.

Eric est retourné en France à la mi-novembre 1976. Sur le champ, son père a pris le premier avion pour l’Argentine pour dénoncer sur place la disparition d’Yves et présenter trois demandes d’habeas corpus en faveur de son fils aîné. Rien n’a fonctionné et Jean a regagné l’Europe, où l’attendait le restant de sa nombreuse famille. En France, Eric a commencé à écrire, à utiliser une plume de combat pour éveiller des consciences et expliquer les excès argentins, pour alerter l’opinion publique internationale. Cela n’a pu non plus sauver Yves. Maintenant il attend… des fouilles qui ont lieu près de Rosario pourraient lui rendre le corps de son frère. Prudent, il ne se fait pas trop d’illusions.

Aujourd’hui, la rue Sucre est son monde, et le monde est traversé par le temps, il est modelé par cette main et ces yeux. Le monde, on le perd, mais on le retrouve toujours.