"MON FILS N'EST PAS UN CRIMINEL"
Entretien avec Jean Domergue publié dans le livre "Le Diable dans le soleil", de Carlos Gabetta, 1979.
 

J'ai vécu quinze ans en Argentine –entre 1959 et 1974– et j'aime ce pays. Si j'en suis parti, c'est pour des raisons économiques, a contrecoeur. J'avais été envoyé par une entreprise française comme sous-directeur de Novobra, Empresa Constructora S.R.L., compagnie de construction de routes pour laquelle j'ai travaillé presque quatorze ans.

–Tous vos enfants sont nés en Argentine ?

–Non. Les trois premiers, Yves, Eric et Brigitte sont nés à Paris, mais ils étaient tout petits quand nous sommes arrivés à Buenos Aires. Les six autres sont nés là-bas, mais ils ont tous double nationalité, française et argentine.

–Pourquoi aimez-vous ce pays ?

–La première chose que l'on ressent, quand on arrive, c'est que l'on n'aura aucune difficulté à se sentir un de plus dans le pays. En très peu de temps, un étranger se sent aussi argentin. Au début, je trouvais bizarre que beaucoup d'enfants de Français ne disent pas un mot de français, mais je me suis très vite rendu compte que leurs parents étaient si intégrés, si à leur aise, qu'eux-mêmes parlaient de moins en moins leur langue. J'ai d'ailleurs eu ce problème avec le premier de mes enfants qui est né en Argentine, il se refusait à parler français. Il a fallu que je le laisse quelques mois ici, chez ses grands-parents –qui ne parlent pas espagnol– pour que, finalement, il s'y mette. Aujourd'hui, ils sont tous parfaitement bilingues.

« Je crois que cette intégration des étrangers vient de la manière d'être des Argentins, de leur esprit. Quand je suis arrivé en Argentine, en 1959, la seule chose que je savais dire en espagnol était « oui » et « non », parce que le peu que j'avais étudié venait d'un manuel français-espagnol et que les mots que j'avais appris n'avaient aucun sens en Argentine. Mais dans la rue, si un Argentin rencontre quelqu'un qui cherche quelque chose et qui ne sait pas s'expliquer, il essaie de deviner ce que vous cherchez, il fait des gestes, des grimaces, jusqu'à ce qu'enfin, il arrive à vous sortir d'affaire.

« À mon arrivée, la plupart des Argentins que je connaissais me demandaient tout de suite si j'allais m'installer définitivement dans le pays, si j'allais adopter la nationalité... Comme si, réellement, les gens se réjouissaient de vous recevoir. Or, à la même époque, à Paris, il était fréquent d'entendre dans le métro des commentaires contre les étrangers (heureusement, cela a beaucoup changé aujourd'hui) et contre ceux qui viennent « vous enlever le pain et le travail ». La différence avec laquelle les Argentins m'ont reçu m'a fortement impressionné.

« Autre chose qui frappe celui qui arrive, c'est la lecture des journaux. La rubrique internationale est si détaillée et si complète que l'on peut suivre aisément les aspects essentiels de la politique intérieure et économique de la plupart des pays... Il y a une différence dans les préoccupations essentielles, une manière de regarder vers l'extérieur qui fait que les étrangers se sentent écoutés, se sentent considérés. Et ensuite, le pays est beau, de la Terre de Feu aux chutes d'eau d'Iguazu, et puis il y a du soleil, beaucoup de soleil...

« Evidemment, je faisais partie de la direction d'une compagnie française, j'avais un salaire et un niveau de vie qui n'étaient pas précisément ceux de la majorité des Argentins, mais de toute façon je crois que c'est un pays où la plupart des gens vivaient heureux. Nous, nous menions une vie très familiale (imaginez-vous, avec tant d'enfants !), mais, malgré tout, nous vivions comme les Argentins, de Buenos Aires au moins, dont l'habitude est de sortir souvent. C'est incroyable de voir comme le porteño aime aller au cinéma, au théâtre, au restaurant. À Buenos Aires, il est rare qu'une famille n'aille pas au restaurant au moins une fois par semaine.

–Mais les Argentins ont des défauts...

–Bien sûr, beaucoup ! Le principal, probablement est leur conception de l'argent. J'ai l'impression que les Argentins croient que l'argent doit leur tomber du ciel, ou des courses, ou du PRODE (loto sur le football), je ne sais pas. En 1974, un ouvrier argentin gagnait beaucoup plus que ne valait le produit de son travail. Le cas des dockers, par exemple, était notoire : ils avaient des salaires plus élevés que les prix internationaux. Je ne sais pas, il semble que maintenant tout cela ait changé, car l'actuel ministre de l'Economie a lui-même reconnu que le salaire réel a baissé de 50 pour 100, mais a l'époque dont je vous parle, les ouvriers avaient un niveau de vie supérieur à celui qu'ils auraient du avoir par rapport au travail réel qu'ils effectuaient. Et non contents, ils réclamaient continuellement des avantages qui ne leur correspondaient pas. Je crois que c'est là le principal défaut des Argentins : leur conception de l'argent et du travail.

–Et des gouvernements, quelle opinion avez-vous eu ?

–Bien, tant que j'étais en Argentine, la moitié du temps il y a eu des gouvernements militaires, mais je n'ai pas non plus une très bonne opinion des civils...

–Vous êtes arrivé a l'époque de Frondizi...

–Oui, après il y a eu le coup d'Etat militaire, Guido, Illía, un autre coup d'Etat, et ensuite le général Onganía puis le général Lanusse...

–Non, avant, le général Levingston...

–Oui, vous avez raison, Onganía, Levingston et Lanusse. Ensuite les élections de 1973, Cámpora, Perón et Isabel...

–Vous avez oublié Lastiri...

–Ah, oui ! Cámpora, Lastiri, Perón et Isabel. J'ai quitté le pays quand Isabel était déjà là. Voyons... Frondizi, Guido, Illía, Onganía, Levingston, Lanusse, Cámpora, Lastiri, Perón et Isabel. Dix présidents en quinze ans.

–On compte les ministres ?

–Non ! (Domergue rit. Il est courant chez les Argentins de plaisanter sur l'instabilité institutionnelle).

« Là oui, la mémoire nous lâcherait... Mais, pour parler sérieusement, l'opinion que j'ai des gouvernements –excusez-moi si je vais vous paraître peu aimable envers les Argentins– est que tous sans exception, civils ou militaires, en arrivant au pouvoir ne songeaient qu'à s'en mettre plein les poches. Que ce soit en vendant des tôles profilées comme Alsogaray (ministre de l’Economie 1958-62), ou n'importe comment, mais je ne connais pas un seul politicien qui considère l'action de gouverner autrement que comme une bonne affaire. J'ai entendu les Argentins dire : « Sans gouvernement nous irions beaucoup mieux... » On est tenté de penser que cela est vrai.

« Chaque fois que les civils étaient au gouvernement, l'économie marchait mal, il y avait des scandales, alors les militaires prenaient le pouvoir pour « mettre de l'ordre». Mais, quelques mois plus tard, c'était la même chose ou pire, a la seule différence que c'était plus compliqué parce que les militaires sont armés... Moi, comme beaucoup de gens, chaque fois qu'il y avait un coup d'Etat militaire je pensais qu'au point où en étaient les choses, cela ne pourrait que les arranger, mais, après, c'était pareil ou pire.

« En fin de compte, la seule différence qu'il y avait était que les militaires arrivaient au pouvoir par la force et les civils par les élections... Aussi le peuple se plaignait-il moins des gouvernements civils, peut-être parce qu'il les avait lui-même choisis.

–Quel est, parmi les gouvernements que vous avez connus, celui qui vous a paru le meilleur ?

–Celui que j'ai préféré n'est sûrement pas celui que les Argentins ont le plus aimé : c'est celui du général Onganía. Je crois que cet homme était honnête et qu'il n'a pas essayé de se remplir les poches.

–Mais vous avez vu ce qui s'est passé après...

–Oui, je ne dis pas qu'il a été parfait. Onganía s'est trompé parce que, au lieu d'utiliser la répression, il aurait du organiser un referendum pour voir si le peuple était d'accord avec son coup d'Etat. En tant qu'étranger, je me suis toujours abstenu d'intervenir ou de juger la politique, mais il me semble qu'il y a eu des problèmes entre les militaires eux-mêmes. Je crois que Lanusse s'est mis contre Onganía... Enfin, je n'en sais rien.

–Comment se sentaient vos enfants en Argentine ?

–Les trois qui étaient nés en France, au bout de quelques années étaient plus argentins que français. Tant et si bien que l'aîné refusa deux fois de venir en vacances en France avec nous. Il voulait rester, pour visiter le pays avec ses amis argentins. C'est dommage, parce que, maintenant, je ne sais pas s'il pourra connaître le pays de sa naissance... Les six autres sont nés là-bas, donc naturellement ils étaient argentins. J'ai l'impression qu'aujourd'hui c'est l'inverse qui se passera pour les plus jeunes, revenus en France tout petits et qui, dans quelques années, se sentiront plus français qu'argentins.

–Et votre femme ?

–Elle aimait l'Argentine, mais elle n'a eu aucune difficulté à revenir en France, vu qu'elle est parisienne et qu'elle a toute sa famille ici. Moi, je suis né en Egypte et mes parents, bien que tous Français, étaient installés en Afrique depuis plusieurs générations. D'autre part, c'est elle qui a le plus souffert des difficultés économiques que nous avons traversées au cours de nos deux dernières années en Argentine. Nous étions habitués à vivre dans l'aisance, nous étions servis, et tout à coup les restrictions. De sorte que, lorsque j'ai décidé de revenir dans notre pays, ce fut pour elle un soulagement. »

DIRECTEUR D'UNE ENTREPRISE NATIONALE

–Vous avez dit au début que vous avez abandonné l'Argentine pour des raisons économiques...

–Oui. En 1973, j'ai quitté la compagnie et j'ai essayé de m'installer à mon compte, dans le domaine de l'informatique. J'ai acheté un petit ordinateur et j'ai formé une société. Malheureusement, à ce moment commençaient de sérieux  problèmes économiques (la situation n'était pas aussi grave qu'aujourd’hui, mais cela commençait), les directeurs des entreprises auxquelles je m'adressais me disaient que ma proposition était très intéressante, que mon système pouvait leur fournir le double d'informations pour la moitié du prix, mais que cela les obligerait à se défaire de deux ou trois employés, ce qui leur était impossible.

« En Argentine, les possibilités de croissance pour la petite et la moyenne entreprise sont, à partir d’un certain stade, presque nulles. Arrive un moment où toute modernisation, au lieu d'entraîner une augmentation de la production et des affaires, provoque une réduction de l'infrastructure, mais sans possibilité d'augmenter la production. Je comprenais bien leur position, et qui plus est, je les félicitais, car, sur le plan humain, leur décision de garder leurs employés, au prix de renoncer à baisser leurs coûts et à moderniser leur entreprise, était louable. Mais je ne pouvais pas vivre de promesses « pour quand les choses iraient mieux ». Une entreprise fonctionne avec des contrats, et non avec des promesses. Ainsi, au bout d'un an et demi d'essais, voyant que la situation économique s'aggravait, je décidai de revenir en France avec toute la famille. J'ai neuf enfants, et je ne pouvais courir le risque d'une faillite (vous vous imaginez ce que c'est que donner à manger à toute cette troupe !). Voilà quelle était ma perspective immédiate en 1974.

–Si vous me permettez de faire un bilan et une comparaison : sur les quinze ans que vous avez passé en Argentine, pleinement intégré au pays, pendant treize ans vous avez joui du statut d'homme d'affaires étranger, tandis que les deux dernières années, vous vous êtes obligé de faire l'expérience de directeur d'une petite entreprise nationale...

–Eh oui, c'est exactement cela. Parce que l'entreprise française pour laquelle je travaillais, envisageait en 1972 de quitter le pays. Tout y était instable, mais, comme moi je  voulais rester, j'ai décidé d'abandonner la compagnie et de tenter ma chance de mon côté. J'ai choisi le mauvais moment. J'avais remarqué que les ordinateurs de là-bas étaient très grands, ce qui supposait des travaux à très long terme et à budget très élevé. Mais qu'il n'y avait rien de moyenne dimension. J'achetai alors un ordinateur de petite taille avec lequel je proposai un service informatisé de salaires, de paiements, de réévaluations, etc. Avec les réévaluations j'ai pu travailler relativement bien car l'inflation était si grande qu'il fallait constamment recalculer les prix d'achat, les intérêts, les amortissements, etc. C'étaient des calculs très longs et trop systématiques pour être faits a la main. Mais la situation économique des moyennes entreprises était au pire. La même inflation qui me procurait à moi un peu de travail asphyxiait les entreprises. C'était un cercle vicieux. Et ce n'était pas encore énorme : c'était environ 30 pour 100 par an. Quand je suis revenu en 1976 pour faire les recherches sur mon fils, des amis m'ont dit que l'intérêt bancaire était passé à 10% par mois !

–Et quelle impression vous a laissé cette expérience d'homme d'affaires national ?

– Que c'est très difficile de travailler dans de telles conditions. Je ne peux pas dire beaucoup plus sur l’entreprise nationale argentine parce que cela a été très court, mais ce que je sais, c'est que, depuis lors, l'argent n'a plus la même valeur pour moi. Ce n'est pas la réponse d’un homme d'affaires que je donne, mais une simple expérience personnelle. En cette période difficile, nous n'avons jamais eu faim, loin de là, mais le fait d'arriver à être réellement angoissés par cette perspective, a changé quelque chose dans ma conception de l'argent. Maintenant, lorsque je dois discuter une différence de 100 francs dans le salaire d'un ouvrier, je vois son problème différemment. Avant, j'avais tendance à penser : venir me déranger pour un problème de 100 francs !  Et c'était normal, si vous voulez, car je n'avais jamais eu besoin de 100 francs... »

YVES

« Mon fils Yves a disparu en septembre 1976. Cela faisait déjà un an et quelques mois que nous étions en France. Mais Yves était resté en Argentine parce qu'il désirait terminer ses études d'ingénieur. Eric y était aussi, à ce moment-là, mais par hasard. Selon ce qu'Yves nous écrivit alors, il allait se rendre à Rosario pour chercher du travail et y rester quelque temps, parce que la « faculté était impossible ». Il voulait dire par là qu'un certain nombre de ses camarades d'études avaient disparu.

« Yves avait travaillé un temps avec moi dans mon affaire d'informatique et il semble qu'on lui avait offert du travail dans la succursale de la compagnie nord-américaine qui fabriquait les ordinateurs. Quelque temps après son départ, il écrivait à Eric, qui était à Buenos Aires, que le travail n'avait pas marché et que, dans une semaine, il rentrerait ! Nous n'avons plus jamais rien su de lui.

« Comme plus de vingt jours s'étaient écoulés, Eric pensa qu'il lui était arrivé quelque chose. Le pays vivait dans un climat de violence terrible. Il ne se passait pas un jour sans que des gens disparaissent et qu'apparaissent des cadavres dans les rues. Eric était paniqué. Il m'envoya une lettre que je reçus le 30 octobre. Le 31 était un samedi, de sorte que j'attendis le lundi 2 novembre pour téléphoner à l'ambassade de France à Buenos Aires. On me répondit qu'Eric devait rentrer rapidement en France. « Si Yves a disparu, Eric va subir le même sort s'il reste dans le pays », me répondit le vice-consul. L'ambassade se chargea elle-même de le rapatrier.

« Le jour même où il arrivait, le 12 novembre, je prenais  l'avion pour Buenos Aires. La première chose que je fis fut de présenter une demande d'habeas corpus à Buenos Aires, à Rosario et à La Plata. Cela peut paraître bizarre, mais, en réalité, nous ne savions pas où avait été enlevé notre fils. Peut-être à Rosario, où il se trouvait alors, ou peut-être sur le trajet entre Rosario et Buenos Aires (d'où le recours à La Plata qui est la capitale de la province), ou encore à l'arrivée. Allez toujours savoir !

« Dans les trois cas on me répondit avec la même formule : "Nous ne pouvons par recevoir d'habeas corpus, parce que votre fils n'est pas entre les mains des autorités." Système original... "Nous ne l'avons pas, comment recevrions-nous un habeas corpus ?" Mon fils s'était évaporé dans les airs... Je suis resté en tout une semaine en Argentine, mais je n'ai pu obtenir aucune information.

« L'ambiance était terrible. À l'ambassade de France, on me conseilla de faire attention en marchant dans la rue et, surtout, de ne pas parler à des inconnus. On me racontait que beaucoup de gens avaient été arrêtés pour avoir donné du feu à un inconnu. La police arrivait et, alléguant que le sujet en question était soi-disant "sous surveillance", ils avaient été accusés de conspiration ! Le plus grave de tout cela, c'est que la plupart n'ont plus jamais réapparu... Dans cette Argentine-là, les gens allaient jusqu'à ne plus se saluer dans la rue.

« Peu de temps après mon retour à Paris, nous avons reçu une lettre d'Argentine. Quelqu'un qui, évidemment, avait signé d'un pseudonyme, nous disait qu'Yves avait été enlevé en pleine rue, dans la ville de Rosario, par des membres du bataillon de communications 121, appartenant à l'armée de terre. Celui qui nous écrivait était probablement un ami argentin d'Yves, car la lettre était écrite dans un français « traduit » de l'espagnol, rempli d'expressions très peu françaises. Cette personne nous disait qu'Yves était encore au  bataillon de communications, qu'il avait été durement torturé mais qu'il était en vie. Il nous demandait de faire le plus de battage possible sur son cas, car sa condition de citoyen français pouvait l'aider à avoir la vie sauve.

–Qu'avez-vous fait alors ?

–Je suis allé voir l'ambassadeur d'Argentine a Paris, Tomás de Anchorena. Il me reçut avec amabilité, me dit qu'il allait ouvrir une enquête sur le cas en question et qu'il s'en occuperait. Je l'ai vu trois ou quatre fois et, chaque fois, il m'a répondu la même chose. Je me suis adressé au gouvernement français, à la Croix-Rouge, à Amnesty International, aux Nations Unies... à tous les organismes qui pourraient faire quelque chose pour Yves, ou qui auraient un rapport quelconque avec l'Argentine. Avec mon fils Eric, qui m'aide dans les recherches de son frère, car je ne peux pas m'occuper de tout, nous avons écrit à Jimmy Carter, à Edward Kennedy, à toutes les personnes sensibilisées par le phénomène argentin et pouvant l'influencer d'une façon ou d'une autre. J'ai pris contact avec des journalistes français, afin que la presse se penche sur le problème des Français disparus en Argentine. Enfin, j'ai fondé avec d'autres parents de disparus et de prisonniers, la Commission des parents de citoyens français prisonniers ou disparus en Argentine et en Uruguay.

« Cette commission s'est révélée efficace, bien que nous soyons loin d'avoir obtenu la libération ou des informations sur tous nos proches. Je me suis rendu compte que seul je ne pouvais pas avancer. Vous ne pouvez vous imaginer le temps que cela prend de s'occuper d'une affaire comme celle-là. Il faut aller voir des journalistes, des parlementaires, des fonctionnaires. Il faut écrire des lettres, prendre des rendez-vous, attendre d'être reçu, contacter des dizaines de personnes. J'ai de longues journées de travail et beaucoup de responsabilités, aussi m'était-il matériellement impossible de m’en occuper à fond. La commission nous a permis de démultiplier nos forces individuelles, de nous partager le travail. C'est ainsi que nous avons obtenu, jusqu’à ce jour, la libération de quatre ou cinq prisonniers. Mais absolument rien de nouveau quant aux disparus.

–Le fait qu'il s'agisse de citoyens français a-t-il influé ?

–Oui. Sans doute. Pour n'importe quel gouvernement il est toujours embarrassant d'avoir réprimé des étrangers. Ceux que la commission a pu sauver jusqu’à maintenant doivent leur liberté au fait d'être français, parce que les pauvres Argentins, qui sait quand ils reverront leur famille ! Toutefois, cela n'a pas été aussi facile que je l'aurais pensé au début. Je croyais que, avec la publication de quelques articles dans la presse, cela suffirait pour obtenir des nouvelles de mon fils; mais il n'y eut rien à faire. Avec le temps, j'ai compris que les militaires argentins étaient décidés à tout, et qu'ils méprisaient tout le monde. Vous avez vu comment Videla a mis plus de deux mois pour répondre à Giscard, et si vaguement...

« Je ne dis pas que le gouvernement français n'ait rien fait, mais que jamais il ne s'est montré ferme avec les militaires argentins. Le Quai d'Orsay s'est fâché récemment avec les Uruguayens pour le cas du jeune Conchon. Il y avait plus de deux ans que ce jeune Français était emprisonné en Uruguay, sans jugement. Il a suffi que le gouvernement français fasse réellement pression pour que, en dix jours, il soit jugé et qu'ils décident de l'expulser du pays. Et enfin maintenant le voilà libre.

« Le gouvernement français a parfaitement les moyens de faire pression. Les militaires argentins ont des Mirage et des tanks AMX 13; là-bas, nous avons Renault, Citroën, Peugeot et d'autres entreprises; ils sont très dépendants de l'industrie française. Il suffirait que la France annonce un jour qu'il n'y aura plus de pièces de rechange, plus de patentes ou toute autre mesure réelle de ce genre et vous verriez comme nous aurions rapidement des nouvelles de tous nos compatriotes. Je ne comprends pas bien pourquoi ils ne l'ont pas encore fait. Qu'ont-ils donc dans la tête ?»

–Croyez-vous que votre fils Yves était mêlé à quelque chose, qu'il avait fait quelque chose de grave ?

–Je vous ai dit que, lorsqu'ils ont enlevé Yves, il y avait déjà deux ans que je ne vivais plus en Argentine. Je ne peux pas dire ce qu'il faisait exactement. Mais je connais mon fils. Je l'ai élevé et j'ai toujours vécu avec lui. Je sais, par exemple, qu'il n'est pas un criminel. Mais je vais vous donner la même explication que je ne cesse de répéter depuis le début : celle que j'ai donnée aux journalistes, aux autorités françaises, à tout le monde. D'abord il est clair que, en Argentine, on n'a pas besoin de motif pour assassiner, enlever ou arrêter les gens. N'importe quel prétexte est bon. Par exemple, Yves avait étudié au lycée franco-argentin et plusieurs de ses amis de collège ont été enlevés ou emprisonnés. Ils ont pu l'emmener tout simplement pour avoir trouvé son nom dans un cahier ou dans une lettre d'un de ses amis.

« Deuxièmement, et faites attention à ce que je vais vous dire parce que, pour moi, cela est très dur et m'a même créé des problèmes avec ma femme et mes enfants : si Yves a fait quelque chose qui puisse être prouvé par un tribunal légal et compétent, je suis disposé à accepter la condamnation qui lui serait infligée. Y compris la peine de mort. Je suis Français et je sais bien que, si demain, je commets un crime ici, on m’enverra en prison et qu'il est même possible qu'on me guillotine. Mais on me jugera publiquement, on me donnera la possibilité de me défendre, je pourrai faire appel, etc. Personne ne me fera disparaître pendant des années, personne ne me torturera ni ne me jugera pour son propre compte.

« Si tout se fait légalement, j'accepte les conséquences, si douloureuses soient-elles. Quand je dis légalement, je ne me réfère pas à la légalité de l'Argentine d'aujourd'hui, mais aux normes de légalité qui sont universellement reconnues. Par des témoignages que nous avons reçus de Français qui ont été libérés, là-bas, une des preuves d'appartenance à la guérilla consiste à avoir un fusil de chasse. Ce fut le cas du Français Guillemot, qui a passé plus de quatre ans en prison pour... possession d'armes de guerre !

« Quand je suis allé pour la dernière fois en Argentine, on me racontait que les militaires plaçaient eux-mêmes les armes chez les gens qu'ils accuseraient ensuite d'appartenir à la guérilla... C'est pour cela qu'il faut voir ce que ces messieurs appelleraient "preuves" dans le cas d'un jugement; mais j'insiste : dans des conditions légales et normales j'accepterais tout châtiment. Ce qui est inadmissible, ce sont leurs agissements, cet éternel "nous ne le connaissons pas", faire comme si mon fils n'avait jamais existé, quand on sait comment ils l'ont arrêté, où il l'a été... Je crois en l'authenticité de la lettre que j'ai reçue, car qui, si ce n'est un ami d'Yves, aurait eu mon adresse et se serait donné la peine de m'écrire ? Qui, si ce n'est un témoin, aurait pu savoir qu'Yves avait disparu ?

–Vous dites que vous connaissiez votre fils. Tout père qui connaît ses enfants sait un peu leur façon de penser, connaît leur caractère. Vous affirmez, par exemple, que votre fils n'est pas, ne peut pas être un criminel. Mais aurait-il pu, cependant, faire quelque chose de grave ?

–Oui, sans doute. Mais, qu'est-ce que "faire quelque chose" dans l'Argentine d'aujourd'hui ? Ici, en France, agir contre la loi correspond à quelque chose de bien précis. "Faire quelque chose", dans un pays démocratique, est un fait précis, qui, à peu de chose près, à la même valeur pour toute la communauté, et surtout pour les autorités. Mais, en Argentine, être "subversif", c'est, par exemple, ne pas être d'accord avec le gouvernement. J'ai connu plusieurs Françaises qui ont dû abandonner l'Argentine après le coup d'Etat militaire. Elles avaient reçu des menaces et leur vie était en danger. Savez-vous ce qu'elles faisaient ? Elles étaient assistantes sociales ! Elles allaient dans les bidonvilles pour aider les nécessiteux, elles s'occupaient des enfants pendant que la mère travaillait, des choses de ce genre... Et il semble que cela ce soit subversif pour les militaires. En France, le fait d'être assistante sociale est une profession légale, payée, en plus, par le gouvernement. Être syndicaliste et même syndiqué c'est être subversif en Argentine. Alors qu'ici et dans n'importe quel pays démocratique, l'activité syndicale est respectée. Que peut signifier "faire quelque chose", dans la tête des militaires argentins ?

–Avez-vous quelque espoir que votre fils soit vivant ?

–Voyez-vous, je ne sais pas. On calcule qu'il y a entre 25 000 et 30 000 disparus en Argentine. Je ne pense pas que le chiffre des prisonniers soit aussi élevé, parce que les camps de concentration devraient être énormes, et, par les différents renseignements que l'on a pu rassembler jusqu'ici, il semble qu'il y ait plusieurs camps de concentration disséminés dans le pays, mais relativement petits, incapables de loger 30 000 personnes. Lors d'une de mes visites au Quai d'Orsay, un haut fonctionnaire me confia que, selon les chiffres en possession du département d'Etat nord-américain, il n'y aurait pas plus de 300 ou 400 disparus en vie...

–S'il en est ainsi, cela signifie que l'on a assassiné plus de 30 000 personnes parce qu'il faudrait y ajouter les 6 000 morts plus ou moins reconnus par les propres autorités argentines...

–Oui, 30 000 personnes parmi lesquelles pourrait se trouver Yves. Il n'y a qu'une chance sur cent que mon fils  soit en vie. Mais qui sait si le fait d'être français ne lui en donna pas une. S'ils ne l'ont pas tué dans les premiers jours de son arrestation, ils l'ont peut-être laissé en vie quand j'ai commencé ma campagne internationale, en pensant qu'à un moment quelconque ce jeune pourrait leur servir. C'est pour cela que je suis persuadé, comme je vous le disais tout à l'heure, que seul le gouvernement français a de réelles possibilités de nous donner des nouvelles de nos proches. Il suffirait qu'au cours d'une quelconque négociation économique : achat de céréales, vente d'armes, que sais-je, soit mise sur table cette condition : nous exigeons tous nos compatriotes. Mais jusqu’à aujourd'hui, cela n'a pas été fait.

L'AUTRE ARGENTINE

–Monsieur Domergue, vous avez passé le tiers de votre vie en Argentine. Six de vos enfants y sont nés. Si vous n'aviez pas eu certaines difficultés économiques, seriez-vous resté là-bas ? Avec tout ce qui s'est passé, qu'éprouvez-vous ?

–Franchement, j'éprouve un peu de rancœur. De douleur, évidemment, puisque j'y ai perdu mon fils aîné et que je ne sais pas si je le retrouverai un jour. Vis-à-vis du pays, même si je continue à l'aimer, même si j'y ai passé le tiers de ma vie et que j'y ai formé ma famille, je ne peux pas m'empêcher d'éprouver un peu d'amertume. Il ne faut pas oublier que, pour moi, l'Argentine était un peu comme un paradis. Quand je suis rentré en France avec toute la famille, en 1974, je me souviens que nous faisions des calculs... pour aller en vacances en Argentine ! Nous calculions qu'il nous faudrait environ un an pour nous installer et prendre un rythme normal de vie, mais nous pensions qu'aux alentours du Mundial, nous pourrions prendre un charter et passer quelques semaines là-bas.

« Puis il y eut l'histoire d'Yves, imaginez, comment retourner dans un pays où votre fils a disparu sans explication, sans laisser de trace, ou personne n'est en sécurité ? À un moment, j'ai même pensé m'installer en Argentine pour obtenir des renseignements sur Yves, mais tout le monde a eu peur qu'il ne m'arrive quelque chose. Alors j'ai pensé que pour un de mes enfants je ne pouvais pas laisser les huit autres, car, en plus du risque, il fallait les nourrir.

« De sorte que oui, j'ai du ressentiment, mais non envers les Argentins, envers la situation que vit le pays. C'est curieux... Savez-vous que plusieurs Français qui vivent en Argentine sont venus me voir pour me dire d'arrêter ma campagne internationale, pour me dire de me taire, que "l'on ne peut pas critiquer ainsi le gouvernement militaire" ? Je me demande ce qu'ils diraient, si c'étaient leurs enfants qui avaient disparu... Je leur réponds que, tant qu'Yves sera porté disparu, ils n'arriveront pas à me faire taire.

–De votre activité avec les parents de disparus et de prisonniers, de tout ce qui s'est passé, qu'avez-vous retiré comme expérience ?

–J'ai l'impression d'avoir découvert un pays que j'ignorais. Tout le temps que j'ai passé là-bas, je fréquentais constamment des avocats, des médecins, des gens de ma condition sociale. Avec le milieu ouvrier, je n'avais pratiquement eu aucun contact, excepté dans des discussions avec les dirigeants syndicaux sur des problèmes d'emploi... Je vous le répète, je ne connaissais que des gens de mon milieu social. Ici, en parlant et en travaillant avec des parents de prisonniers et de disparus argentins et français j'ai découvert un autre visage de l'Argentine que je n'aurais jamais imaginé. J'ai appris que, en province, il y a encore des peones (ouvriers agricoles) qui gagnent un salaire de misère, qu'ils ne touchent même pas en espèces, mais sous forme de bons que leur donne le patron  et qui leur sert à acheter leur nourriture dans les magasins... qui appartiennent au patron.

« J'en suis resté interloqué. Jamais je n'aurais imaginé que ce genre de chose puisse exister. Comme au temps des esclaves, parce qu'un homme qui ne peut même pas toucher un salaire misérable en argent, c'est comme s'il appartenait au patron, qu'il dépendait entièrement de lui... Des religieuses françaises, qui ont travaillé de longues années en Argentine, me racontaient que, dans le Nord du pays, il y a des patrons qui touchent l'aide de l'Etat au nom des peones... et qu'ils leur donnent des bons !

–C'est-à-dire que, pendant quinze ans, vous n'avez jamais approché ce genre de réalité… ?

–Je connaissais l'Argentine touristique, les endroits où les gens passent leurs vacances. L'Argentine n'est pas comme un quelconque pays d'Afrique où, à deux pas du luxe, on peut voir, respirer, toucher la misère la plus épouvantable. Là-bas, on peut passer des années sans se rendre compte que cela existe. Je n'ignorais pas l'existence de la misère parce que mes fils Yves et Eric m'en avaient parlé. Ils insistaient souvent sur cet "autre pays" au sein de l'Argentine. Mais, vous savez bien, les jeunes exagèrent toujours un peu ce genre de chose... J'ai aussi connu une autre Française, une demoiselle d'un certain âge, qui prenait ses vacances au milieu des tribus indigènes du Chaco, apprenant aux femmes à tisser pour qu'elles gagnent un peu leur vie. Elle aussi m'avait un peu parlé, mais, vous savez, dans un pays comme ça, on n'y croit vraiment tout à fait que lorsqu'on a vu, que lorsqu'on connaît des gens qui subissent cette situation.

–Mais en pleine ville de Buenos Aires, il y a d'énormes bidonvilles...

–Oui, je le savais, je les avais même vus (bien que ce ne soit pas aussi facile qu'à Rio de Janeiro, par exemple, où il suffit de lever la tête pour voir les "morros"). Mon fils Yves, qui avait une profonde inquiétude sociale, m'expliquait qu'en Argentine, malgré les horreurs que l'on pouvait voir dans les bidonvilles, c'était cependant mieux que les conditions infernales de la campagne où il n'y avait ni travail, ni terres, ni écoles, ni rien. Il faut aussi reconnaître qu'il y a de grandes différences entre les bidonvilles eux-mêmes. Je n'ai vu que les moins misérables, celui, par exemple, où habitait une des employées que nous avions à Buenos Aires. Les maisons étaient en brique et avaient généralement le nécessaire : un réfrigérateur, une télévision, etc. Je n'ai Jamais connu les vraiment misérables, mais quand on sait que ces gens, même dans les pires conditions, ne retourneraient pour rien au monde d'où ils viennent, on finit par penser que les bidonvilles sont un mal nécessaire.

–Retourneriez-vous en Argentine, monsieur Domergue ?

–Bien sûr que oui. Je vous ai dit que j'aimais ce pays. Que j'y ai passé de nombreuses années, que j'y ai beaucoup d'amis. Je crois, en plus, que c'est un pays du futur. Il est énorme; il a des minéraux, du pétrole, de bons techniciens, une bonne main-d’oeuvre... Bien sûr que je reviendrai y vivre et y travailler. Mais, auparavant, il faudrait que je retrouve mon fils Yves et que je sache que le pays est gouverné par des démocrates, des gens bien, que personne ne court le risque d'être assassiné ou enlevé dans la rue, en pleine lumière, en plein jour, sans qu'on ne sache plus jamais ce qui lui est arrivé.